Prom Night

23 août 2010

Aujourd’hui, c’est ma première rentrée. J’ai un peu mal au ventre, mais Maman m’accompagne, alors ça va. J’ai un peu moins mal, quand elle me tient la main.

Elle dit « ça sera chouette » et que je vais me faire plein d’amies. Et peut-être quelques amis aussi. Je ne comprends pas la différence. Les uns sont moins sympas que les autres ? Je n’ai rien contre les gens, moi, même si les grands ne me croient pas quand je leur dis ça. Papa leur dit que je me gêne, Mamy que je suis timide ou, parfois, que je suis réservée. Ils le prononcent toujours avec une voix plus douce, comme si c’était un secret. Ou une excuse.

Je ne sais pas pourquoi ils pensent ça. J’aime bien jouer toute seule, moi. Je ne parle pas beaucoup, c’est vrai, mais ce n’est pas parce que j’ai peur. Je sais déjà ce que je pense. Je suis dans ma tête toute la journée. Tous les jours. Mais je ne suis pas dans celle des autres, alors si je n’ai rien à dire ou à demander, je préfère écouter.

Aujourd’hui, c’est ma première rentrée. Une super occasion pour montrer à Papa et Mamy qu’ils ont tort. Aujourd’hui, je vais parler à tout le monde. J’aurai plein d’amies et plein d’amis. À partir d’aujourd’hui, personne ne dira plus jamais que je suis timide ou réservée.

 

27 août 2010

C’était super l’école cette semaine. J’ai parlé à tout le monde, mais surtout à Émilie, la fille assise à côté de moi en classe.

Elle est super, Émilie. Elle a les cheveux blonds, comme moi. Les yeux verts, presque comme moi. Et elle est grande ! Plus que les garçons. En plus, comme elle n’habite pas loin de la maison, on peut même rentrer ensemble après l’école.

Il y a aussi sa voisine dans la classe, elle s’appelle Anna. Elle est encore petite, mais ses parents voulaient la faire sauter, ou quelque chose comme ça. Alors elle est avec nous.

Elle est gentille, Anna, mais elle parle beaucoup. Beaucoup, et fort ! Pas comme moi. Elle raconte tout le temps des histoires sur sa famille et son grand-père. Elle habite chez lui, je crois. Je n’ai pas tout compris, mais ses parents changent souvent de pays et que c’est pour ça qu’elle ne vit pas avec eux. Pour ne pas tout le temps changer d’école, j’imagine.

Je lui ai dit que c’était dommage, qu’elle pourrait apprendre toutes les langues du monde si elle habitait avec ses parents. Mais elle a ri et répondu qu’elle n’aurait pas le temps. Qu’elle préférait être ici, avec nous, et avec son grand-père.

 

20 juin 2014

J’aime quand l’été arrive et que la maîtresse nous montre des films. Des films drôles, des aventures. Des dessins animés et des films avec des vrais gens. Des vrais gens qui font semblant d’être quelqu’un d’autre, mais qui le font si bien qu’on oublie que c’est faux.

J’aime regarder ces films, parce que j’ai l’impression de ne pas être à l’école. J’ai l’impression d’être le soir, chez Émilie, avec Anna.

J’aime ces moments, parce qu’ils me font oublier que dans une semaine, c’est les vacances. Et qu’après les vacances, on sera dans des classes différentes avec Émilie. On sera toujours dans le même collège, mais on sera en cinquième. Tous les enfants des autres villages vont arriver. Assez pour former neuf classes de vingt.

La maman d’Émilie nous a dit qu’elle sera notre prof principale, à Anna et moi. Mais que, comme c’était sa fille, Em ne pourrait pas être avec nous.

Je voulais faire semblant de ne pas pleurer quand elle nous l’a dit, mais je n’ai pas réussi.

 

9 mai 2018

Tout le monde est venu cette année ! Anna, Jennifer, Gabriel, Thomas et Mathieu, Jasmine, Lise, Noah, Cameron, Jeanne, Anthony et, bien sûr, Émilie. Douze amis pour douze bougies. Et onze soufflées du premier coup.

C’était une journée trop cool ! Mamy et le grand-père d’Anna nous ont amené au laser game — Em a encore battu tout le monde —, puis on est retourné chez moi pour manger le gâteau que j’avais fait. Ensuite, on a joué un peu avec mes cadeaux dans le jardin, en attendant que les parents des autres viennent les chercher.

Une fois que les dix autres étaient partis, Em, Anna et moi avons commencé la meilleure partie de la journée : mon anniversaire secret !

*

Maman et Papa travaillaient tard ce soir et le grand-père d’Anna a proposé de nous garder. Mais comme c’était mon anniversaire et qu’il n’y avait pas école demain, il a dit qu’on pouvait regarder des films dans le salon comme on voulait !

C’est drôle, chez Anna. On dirait deux maisons l’une sur l’autre. Deux grandes maisons, et elle habite dans celle du dessus.

On a commencé par un dessin animé avec des dinosaures, au cas où son papy passait voir ce qu’on faisait. Mais il n’est pas venu, alors Em a proposé de mettre une série policière. Elle a dit que son frère l’avait vue et que les méchants dedans étaient super intelligents.

J’ai bien aimé les deux premiers épisodes, quand il faisait encore un peu jour dehors. Mais j’ai commencé à avoir un peu peur à partir du troisième. Anna aussi, je crois.

J’ai presque demandé si on pouvait remettre un dessin animé, mais elle s’est serrée contre moi et on a eu moins peur ensuite.

 

9 mai 2022

Putain, mais Anna quoi… Je n’arrive pas à le croire.

Je n’arrive pas à croire qu’elle s’en soit souvenu. Je n’arrive pas à croire qu’elle me l’ait offert, non plus.

C’était il y a sept ans. Été 2015. J’avais neuf ans. Em nous avait invitées, Anna et moi, pour jouer à Life is Strange une après-midi. On jouait tour à tour et — dès que j’ai tenu la manette entre mes doigts — je suis tombée amoureuse de Max, la protagoniste.

J’adorais tout chez elle : sa personnalité, son style, sa relation avec sa meilleure amie Chloé. Mais j’adorais son polaroid plus que tout le reste. Il m’en fallait un. À force de lui demander, Maman m’a dit « ok, pour ton prochain anniversaire ». J’étais extatique, mais le jour venu, un peu moins. Sous le papier-cadeau, il y avait un Kodak. Jetable.

Sept ans sont passés et sa pellicule n’a pas duré. J’ai tapissé mon mur de ses quelques clichés. À douze ans, j’ai eu mon premier téléphone. « Tu peux faire des photos avec », m’avait dit Maman ce jour-là. Ce n’était pas ce que je voulais, mais je n’ai pas su lui expliquer la différence.

Sept ans sont passés et j’ai oublié. Je me suis résignée. C’était une après-midi parmi tant d’autres, cet été 2015. Mais Anna, elle, s’en est souvenue. Et aujourd’hui, mieux qu’un polaroid, elle m’a offert un mirrorless — monté d’un 35 mm.

C’est trop, bien sûr. Je n’aurais jamais pu en faire autant. Mais c’est Anna, elle est comme ça. Alors que je restais sans voix, elle m’a souri et a dit : « Joyeux anniversaire ! Tu prendras des photos de moi, j’espère. »

Je l’ai prise dans mes bras en riant. J’étais si heureuse. Sur le moment, je le jure, j’aurais pu l’embrasser.

 

25 juin 2022

Un millier de photos pour une après-midi. Après-midi shopping, improvisée shooting.

C’est toujours pareil avec Anna. Lorsqu’on est toutes les deux, je ne me reconnais pas. Elle me défie, souri, et j’oublie qui je suis. Sa voix — légèrement craquelée, à moitié enrouée — semble réveiller la mienne. Son énergie, sa joie, sont contagieuses. De Maude, réservée, je deviens Audacieuse. Comme Peter avec Wendy, lorsqu’elle me prend la main, je pourrais m’envoler, vers n’importe quels confins.

Un millier de photos qu’il faut maintenant traiter. Je n’arrive pas à croire qu’en si peu de temps, on ait pu essayer autant de vêtements. Pour elle c’est si facile, tout lui va à merveille.

Oh, une photo de moi — et mes joues sont vermeilles…

Cette après-midi, donc, c’était shopping. Shopping pour le bal de fin d’année, vendredi prochain. On a testé tous les styles — Anna et moi —, toutes les teintes. Robe violette pour le noir de sa peau. Longue jupe nacre et pull fin, dos nu, rayé, pour le cocktail de couleurs de mes cheveux bouclés.

Mais peu importe la tenue — robe ou combi ; simple t-shirt — elle est belle à faire peur, Anna. Oui, peur. Peur qu’elle me dise non, quand je lui demanderai si elle était d’accord — le temps d’une soirée — d’être ma cavalière. De danser avec moi, au milieu des couples et des regards des laissés pour compte.

J’ai peur qu’elle me rejette, comme elle l’a déjà fait. Pas avec moi, en fait. Jamais. Mais avec tous les autres. Tous ces garçons qui ont osé. Qui lui ont proposé. Et qu’elle a refusé.

 

1er juillet 2022

La musique reprend, une voix de femme, c’est le dernier slow. Anna est là, si près de moi que je pourrais la toucher, mais je n’ose pas.

J’entends son rire au-dessus des arpèges de piano. Jen a dit quelque chose, une blague, j’imagine. Je n’ai pas écouté. Elle est si belle, dans sa robe lilas. Je l’aime autant qu’elle me terrifie. Em me lance un regard, l’air de dire : « c’est ta dernière chance, alors lance-toi ! », mais je n’ose pas.

J’ai rêvé de ce moment, pourtant. J’en ai fait des cauchemars. Chaque petit détail, gravé dans mon esprit, sur le fond de ma rétine. La phrase que je prononcerai : « est-ce que tu veux danser ? » Le sourire qu’elle aurait, la douceur de sa main, prenant la mienne, et le son de nos pas sur le parquet.

Mais je n’ose pas.

Je reste là, à côté d’elle. Je baisse les bras. Et tandis que j’observe cette ultime occasion filer entre mes doigts, soudain, c’est elle qui se lance. Nonchalante, elle s’approche, puis tout doucement, elle prend mon bras. « Allez, viens, murmure-t-elle. On a passé la soirée à discuter, mais j’ai quand même envie de danser un peu, pas toi ? »

Je ne sais pas quoi répondre. Je ne sais même pas si je peux répondre, en fait. Indécise et sous le choque, je n’arrive qu’à sourire et à prendre sa main.

Tic tac tic toc, nos talons sur la piste. Enfin.

Face à face sous les projecteurs, elle lâche ma main et passe un bras autour de ma taille, puis le deuxième. Elle m’enlace et je lui rends son étreinte, mes bras autour de son cou. Anna est un peu plus grande que moi maintenant, juste assez pour poser mon menton sur son épaule.

Mon cœur bat fort, trop fort. J’ai peur qu’elle le sente frapper aux portes de sa poitrine. Stupide cerveau. Elle me serre contre elle et moi, j’ai peur qu’elle me repousse. Elle est là, présente, et j’ai peur qu’elle s’en aille. J’ai peur de lui dire, de lui ouvrir mon cœur et qu’elle me rie au nez. J’ai peur, mais elle, elle appuie légèrement sa tête contre la mienne. Des larmes bourgeonnent au coin de mes yeux. Je les ferme et j’expire, comme pour la première fois.


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